Travail

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Qui n'a pas entendu que le travail, étymologiquement, c'est la torture, le tri pallium? Bien que cette étymologie soit discutée (voir ici), ici, sur la plateforme, nous entendons valoriser cette notion malgré tout.

Il faut distinguer le travail et l'emploi. Ce sont deux choses qui n'ont rien à voir: l'emploi organise le travail de sorte que les propriétaires de l'outil de production, de l'usine, de la compagnie, du bureau empochent des bénéfices alors que le travail implique toutes les activités de la vie, de la production économique, de la société.

  • Travail concret vs travail abstrait

Nous parlons ici du travail, non de l'emploi qui est une institution capitaliste régie par la propriété lucrative.

Le travail a deux dimensions. Il y a le travail concret qui est l'ensemble des actes, des actions destinés à humaniser la nature, à la rendre habitable par l'intéressé - celui ou celle qui travaille - ou ses pairs. Cette notion du travail est inséparable de la vie, du désir, de l'ambition (plus ou moins honorable, d'ailleurs) ou de l'envie de vie, d'échange social.

Le travail abstrait, par contre, ressortit à la valeur économique, à la valeur d'échange. Cette valeur est construite par les rapports de force sociaux - étrangers à la nature en tant que telle. Cette valeur est liée à la reconnaissance d'une valeur relative produite par un travail concret. Les différences de valeurs relatives produites par du travail concret spécifique construisent la hiérarchie des valeurs économiques, des valeurs d'échange. Le travail abstrait est construit par la valeur sociale, par la hiérarchie sociale des valeurs. C'est là que se joue aussi bien la lutte des classes que la définition d'une société pour elle-même.

Selon une vision marxiste de l'anthropologie, les deux types de travail (concret, lié à la nature et abstrait, lié aux rapports de force sociaux) sont inséparables de l'humanité. L'enjeu est alors de faire bouger les lignes par rapport à la définition du travail abstrait - mais, là, les tactiques envisagées sont aussi multiples que le nombre de dissidences, d'écoles, de chapelles, de mouvements marxistes ou marxisant.

  • Animal laborans vs homo faber

Quand elle étudie l'activité humaine, Hannah Arendt distingue

- L'animal laborans, celui qui refait les mêmes tâches, organiques, répétitives et vitales inlassablement - nous respirons tous à peu près vingt-cinq fois par minute tout le long d'une existence. Ce type de travail est consubstantiel à la vie, il lui est lié du fait de la nature humaine (je parlais de la respiration), mammifère, animale ou vivante de l'être humain. Nous ne pouvons guère faire l'impasse sur ce type d'activité. Par contre, nous pouvons les délocaliser, en faire supporter la charge par autrui. C'est le ménage assumé par des femmes dont l'existence demeure dans l'ombre, c'est le travail domestique des esclaves  puis des employés, ce sont les poubelles ramassées par un personnel sous-payé, méprisé voire ce sont les prostituées qui assument les tâches les plus ingrates, les plus pénibles et les plus fondamentales qui soient.

- L'homo faber, est l'artisan qui réalise, qui invente, qui crée, et ce, quel que soit son domaine de travail, qu'il soit concret ou abstrait, matériel ou immatériel, humain ou mécanique. Pour lui, la notion de 'travail' n'est pas une torture, n'en déplaise à l'étymologie. Le travail lui permet de se réaliser, il est constructeur d'une fierté, d'une identité voire d'une justification sociale. On pourrait nommer la chose ouvrage (mais l'ouvrage implique l’œuvre, ce qui n'est pas nécessairement le cas du travail de l'homo faber) ou labeur (mais il s'agit alors d'un travail paysan sans rapport avec la richesse potentielle des tâches et de leurs implications affectives et sociales). Paradoxalement, seule cette forme de travail était prisée par les Grecs, c'était la seule à laquelle pouvaient s'adonner sans s'abaisser la noblesse.

  • Modes d'organisation du travail

Par rapport à ces activités - aussi nécessaires et utiles l'une que l'autre - nous pouvons les organiser de plusieurs façons de sorte que la tâche en soit affectée dans sa nature même.

- L'esclavage réduit l'humain à l'état de propriété lucrative. L'esclave est réduit à un objet dont le propriétaire jouit de l'usus, abusus et fructus. L'usus: il peut en user comme il veut, il peut l'employer à l'envi. Abusus: il peut le détruire, le laisser mourir, le maltraiter et fructus: le propriétaire d'esclave est propriétaire de tout ce que produit l'esclave.

- Le servage a constitué une immense avancée: le suzerain ne conservait qu'une partie de l'usus et du fructus mais perdait tout droit d'abusus. Seules la dîme, la gabelle étaient dues. Seule une partie du fruit de travail du serf était due au suzerain. Le suzerain n'avait pas droit de vie et de mort sur le serf (même si, de facto, c'était souvent presque le cas). Le serf était chrétien et baptisé et, en tant que tel, était fils, fille de Dieu et méritait quelques égards. Mais si le droit de cuissage n'existait pas en tant que droit, le suzerain avait le droit de choisir les couples, les conjoints à marier dans le cadre du servage. Il pouvait décider qu'un serf ne marierait pas une serve d'un autre suzerain, etc.

- L'emploi (que nous serons tentés de nommer employage par analogie avec les deux autres formes d'exploitation humaine) sous convention capitaliste du travail - et c'est ce qui nous intéresse ici - organise l'activité de manière très particulière.

1. le propriétaire lucratif de l'outil de production n'a ni usus, ni abusus envers l'employé: il ne peut pas le tuer ou l'utiliser comme il le souhaite. Le contrat dans le cadre de la convention capitaliste de l'emploi régit un droit, limite les actes licites, les exigences légitimes de l'employeur envers l'employé. Par contre, contrairement au servage qui avait été une avancée à ce niveau-là, le fructus est pleinement dans les mains de l'employeur.

2. La tâche dans le cadre de l'emploi n'est pas menée pour elle-même, il s'agit, du point de vue de l'employeur, de générer de la plus-value. L'activité est forcément lucrative. Du point de vue de l'employeur, toute activité ressortit à l'ordre de l'animal laborans, à l'ordre de la servitude organique de la survie. C'est le principe de l'aiguillon de la nécessité. Du point de vue de l'employé, il peut y avoir réalisation dans l'emploi, dans l'activité menée dans le cadre de l'emploi, mais cette réalisation peut ne pas se produire. À ce moment-là, l'emploi est l’œuvre d'un animal laborans œuvrant pour payer ses factures, parce que 'il faut bien vivre'.

3. Le contrat de travail lie deux parties égales en droit et inégales en fait. L'employé offre l'emploi, il propose une marchandise nommée 'emploi' à un client-patron censé l'acheter, à un patron-demandeur de la marchandise emploi (ou non). Le déséquilibre, c'est que l'employé a un besoin vital de vendre sa force de travail pour pouvoir accomplir les tâches de l'animal laborans alors que le propriétaire lucratif peut se permettre de se passer des services de l'employé. Ce déséquilibre explique pourquoi l'employé, en plus de payer les bénéfices des propriétaires, leur paie aussi l'outil de production finalement via la partie 'investissement' de la valeur ajoutée qu'il produit.

4. Comme le contrat d'emploi a pour but, du point de vue de l'employeur, la création d'une valeur ajoutée, cette logique va affecter tous les aspects des actes liés à l'activité, à la tâche. À l'extrême, on ne demande pas à l'employé de produire quoi que ce soit si ce n'est de la valeur ajoutée susceptible de nourrir les profits de celui qui achète sa force de travail. Travailler mal, beaucoup, dans de mauvaises conditions importe peu dans la mesure où les marges bénéficiaires sont sauvegardées du point de vue de l'emploi.

5. Le rapport au temps est complètement redéfini dans l'emploi. Il ne s'agit pas d'être utile, de bien faire le travail ou d'être soigneux mais il faut être rapide. Plus rapide que la concurrence qui doit être plus rapide aussi que la concurrence, c'est-à-dire nous.

De ce fait, même si la nature de la prestation demandée à l'employé sera de l'ordre de l'homo faber, si les tâches effectuées dans le cadre de l'emploi lui seront agréables, valorisantes ou intéressantes, il demeurera toujours un côté animal laborans, un côté utilitariste à la tâche.
- La pratique salariale du travail, pour Bernard Friot, est un mode d'organisation alternatif du travail. Les salaires sont liés, dans un premier temps, à la qualification du poste puis, en s'émancipant de tout employeurs, à la qualification de la personne. C'est alors la qualification individuelle, comme dans la fonction publique, qui ouvre le droit au salaire et non la productivité économique du travail concret. Dans cette perspective, le travail est libéré de la convention capitaliste. Il n'y a plus d'employeur, plus d'actionnaires, plus de contrainte sur la productivité du temps de travail et plus de crédit. Le travail concret est géré en codécision de copropriétaires d'usage, le travail abstrait est sanctionné par des jurys qui reconnaissent (ou non) des qualifications individuelles.

- Le travail gratuit, le travail domestique est susceptible de devenir du travail abstrait mais, tant qu'il demeure gratuit, il n'est pas reconnu comme travail abstrait. Ce type de travail peut être volontaire - il s'agit alors de bénévolat, d'expérience généreuse de don de soi - ou contraint par des structures sociales conservatrices - il s'agit alors de travail tout à fait aliéné, parfois mal vécu, source de souffrances aussi vives que silencieuses. L'absence de reconnaissance sociale affecte parfois les intéressées qui ne s'octroient pas cette reconnaissance. Elles vivent alors une vie d'exil dans laquelle elles se sentent inutiles, au mieux tolérées.

Pour aller plus loin sur cette question, nous recommandons Christine Delphy L'Ennemi principal. Elle a étudié de manière magistrale la question du travail gratuit contraint sur une base de rapport matériel de domination, un mode d'organisation du travail comparable au servage.

  • Enjeux du travail

C'est là que nous intervenons, que notre combat pour libérer le travail intervient. Nous voulons libérer la tâche, ce que nous appelons le travail en dépit d'une étymologie à charge, nous voulons laisser libre cours à l'homo faber, organiser de manière humaine, ergonomique, l'animal laborans. Nous sommes même convaincus que, à l'instar de certaines sociétés, on peut organiser toute l'activité selon la modalité de l'homo faber.

Vous constaterez que, pas une fois au cours de ce long article, nous n'avons abordé le problème de la technique, de la technologie. C'est qu'il recoupe exactement ce que nous avons dit: si nous avons une technologie respectueuse des rythmes, des besoins, de la reconnaissance sociale et humaine des producteurs, la technique cultive les propriétés de l'homo faber.

Ceci peut aussi bien être un simple stylo-plume qu'un ordinateur maîtrisé, objets tous deux d'investissement affectifs du producteur, de créativité. Par contre, une technologie qui congédie la connaissance humaine du processus de production, qui la rend étrangère à la construction de la chose, qui envoie l'activité la plus pointue dans le domaine de l'animal laborans nuit à l'épanouissement du producteur (un simple protocole d'examen d'ergo-thérapie peut suffire à congédier le producteur du processus créatif de l'acte de production). Il s'agit alors d'une technologie qui participe à la prolétarisation de la production, à la dépossession des savoirs utiles à produire, au désinvestissement affectif de cette production - aussi bien par le producteur que par le propriétaires. Ils se retrouvent alors exilés dans leur propre monde, étrangers à leur propre matérialité, à leur propre vie affective.